jeudi 22 novembre 2007

Juin 2006: les Grenadines, Grenade

Le 1er juin, nous partons vers Mayreau, une autre île des Grenadines dépendant de St Vincent. C’est tout petit. Il y a deux mouillages. Nous choisissons celui de Salt Whistle Bay, assez fréquenté, magnifique. L’eau est transparente, la plage de sable blond se prolonge sur un isthme étroit qui relie la presqu’île du nord de l’île. De l’autre côté de l’isthme, à travers quelques cocotiers, on voit la mer qui se fracasse en grosses vagues sur la façade nord-est. Notre mouillage, bien abrité, est lui au calme. Nous n’avions pas prévu de rester là mais nous y passerons 5 jours. C’est tellement beau et tranquille. Pas de magasins, pas de maisons, juste un petit bar sur la plage.
Nous retrouvons nos amis Bob et Mieke sur « Pauwke », que nous avions rencontrés à la Dominique. Nous les reverrons souvent désormais puisqu’ils font également route vers le Venezuela.












Après Mayreau, nous faisons une courte escale à Union, qui n’est qu’à 5 miles nautiques. Le mouillage y est venteux et agité, au milieu de récifs. Beaucoup de bateaux sont sur un corps-mort. Nous préférons notre ancre, par 10 mètres de profondeur. La nuit est mauvaise, très rouleuse et nous décidons d’appareiller le lendemain. Non sans mal. Christian a hissé la Suédoise et l’Artimon avant de partir. Il remonte l’ancre mais, comme bien souvent, la chaîne fait un paquet dans la baille à mouillage et il faut descendre dans la cabine avant pour tirer dessus avec un crochet. Christian s’en charge. Il reste environ 8 mètres de chaîne à remonter. Petrushka est cependant déjà décroché. Le vent nous fait reculer, mais de travers avec nos deux voiles hissées. Je mets plus de puissance pour nous dégager du bateau voisin dont on se rapproche à bâbord. Je veux passer entre le catamaran mouillé au corps-mort sur notre tribord et le récif proche. La situation me semble assez critique, avec l’ancre toujours dans l’eau, et j’appelle Christian. Le temps pour lui de remonter, de prendre les commandes, et voilà que notre ancre accroche le corps-mort du cata. Nous voilà beaux ! Récif tout proche, cata tout proche et plus du tout manoeuvrant. Une barque locale sent la bonne affaire et accourt. Son occupant plonge et nous accroche solidement avec un bout à l’avant sur le corps-mort du cata pour nous empêcher de reculer dessus (nous sommes à 2 mètres à peine), un autre bout sur notre chaîne d’ancre qu’il dégage, puis il nous pousse latéralement avec sa barque motorisée, jusqu’à nous éloigner de dessus la corde du corps-mort. On remet alors du moteur et nous sommes sauvés de ce mauvais pas. Nous en serons quittes pour quelques EC$ et un nouvel enseignement : ne pas hisser les voiles quand on quitte un mouillage venteux et étroit et ne jamais laisser traîner l’ancre dans l’eau. Mieux vaut remonter la chaîne sur le pont.
On se prend un sérieux grain sitôt sortis de « Grand Coi », long récif au large de Palm Island. On n’y voit plus rien, on n’a plus aucun repère visuel alors qu’il y a alentour beaucoup de cailloux et de récifs. Ne nous reste que le compas pour nous diriger. Heureusement, cela ne dure pas longtemps.

Nous poursuivons la route jusque Cariacou. Nous sommes toujours dans les Grenadines, mais Cariacou fait partie du territoire de Grenade. Nous changeons donc de pavillon. Les règles d’entrée sont contraignantes et fastidieuses. Il faut faire la « clearance » d’entrée à Hillsborough, la capitale, dans les deux heures de l’arrivée au mouillage. Celui-ci n’est guère attractif, ni confortable et les bateaux poursuivent généralement jusque Tyrell Bay, au sud-ouest de l’île. C’est ce que nous faisons aussi. Cette immense baie est bien abritée et offre un mouillage sûr et confortable, à défaut d’être joli et agréable.
Nous restons là une semaine. C’est plus que souhaité mais nous avons un problème technique au guindeau qu’il nous faut absolument réparer. Nous avons de la chance, nous mouillons à côté du work shop flottant d’un spécialiste des pièces en alu et inox. De plus, il est Français, ça facilite les explications techniques.
Nous sommes immobilisés un jour de plus par une onde tropicale. Elle résulte du passage d’Alberto plus au nord, la première tempête tropicale de la saison. Le vent souffle à plus de 35 nœuds, le tonnerre gronde et s’accompagne d’éclairs et de pluies violentes et abondantes. Cela dure une journée entière. Je prends mon ciré et je vais en bus à Hillsborouh faire quelques courses. J'admire au passage la campagne et les constructions en bois colorées.


Nous avons retrouvé à Tyrel Bay nos amis Mieke et Bob et nous passons un peu de bon temps avec eux. Bob est fin cuisinier...

Le 14 juin nous naviguons vent arrière vers Grenade. Nous allongeons un peu la route pour le plaisir de passer au travers de petites îles aux noms plaisants : « Diamand’s Rocks », « Les Tantes », « Ile Ronde », « Les Cailles ». Là on ramasse un grain. On bifurque vers « London’s Bridge » (ce petit caillou a vraiment la forme du pont anglais), puis vers la côte NO de Grenade. La houle est assez marquée et les creux atteignent 2 mètres mais on avance bien.
Nous arrivons à St Georges’s, capitale de Grenade, et nous avons bien du mal à trouver un ancrage dans le petit lagon très fermé et très fréquenté. Par 3 fois nous changeons d’endroit car nos voisins américains nous trouvent trop proches d’eux et nous demandent de dégager. C’est très déplaisant cette manie qu’ont les Américains de vouloir toujours disposer d’un grand rayon d’évitage. L’habitude des grands espaces sans doute… Mais ici, il s’agit de partager un mouillage exigu et chacun doit être à même de calculer son cercle d’évitage au plus précis.
Nous restons 10 jours à St George’s et nous sillonnons l’île à bord des taxis collectifs, les bus locaux. Grenade nous plaît beaucoup, les gens y sont avenants, souriants, accueillants, et la nature est verte et contrastée. L’île a cependant beaucoup souffert du passage du cyclone « Yvan » en 2004. La marina de St George’s a été détruite ainsi que de nombreuses maisons et bâtiments. La ville est toute en collines et sur les hauteurs, les églises et autres édifices élevés sont toujours décapités. Les forêts du centre de l’île portent aussi les traces de la fureur des vents. Les villages de pêcheurs ont subi de nombreux dégâts. L’économie de l’île ne se remettra pas facilement de la catastrophe. Elle repose essentiellement sur l’agriculture. Les exportations principales sont la noix de muscade, les bananes, le cacao. Grenade est appelée « l’île aux épices ». Elle était le deuxième exportateur mondial de noix de muscade avant le passage d’Yvan, qui a détruit 90% des plantations. Il faudra des décennies pour atteindre l’ancien niveau de production.
Nous montons dans les bus, descendons, remontons dans un autre, et dans un autre encore. J’adore ces transports locaux. On grimpe en saluant cordialement à la cantonade. L’ambiance est garantie. Ca discute, ça rigole, ça chante. La musique va très fort. On paie l’équivalent de quelques centimes au chauffeur ou au jeune garçon chargé d’ouvrir et de fermer la portière coulissante. Quand il n’y a plus de place, on en crée en installant un strapontin à côté de la banquette, chacun se serre, le contact avec votre grosse voisine (la majorité des femmes sont très volumineuses) se fait plus direct encore, on colle, on transpire, mais quelle bonne humeur. Et quand on veut descendre, il suffit de faire toc-toc sur le toit ou sur un bout de carrosserie.
On visite les villages de pêcheurs, une fabrique de noix de muscade (au chômage technique), une fabrique artisanale de chocolat, une distillerie de rhum tout aussi artisanale. Dégustation du « feu » à 75° ! Comme le degré maximum autorisé pour l’exportation est à 70°, ils font aussi un rhum plus doux, à 69° ! On se promène dans les marchés, dans les campagnes.Et pour mon anniversaire, on s’offre un extra ; on va assister à la ponte des tortues luth. Moment magique, inoubliable. Ces énormes tortues de mer sont protégées et tout est strictement organisé. La « visite » ne peut se faire qu’en petits groupes. Nous sommes 4, nous avons convaincus nos amis québécois Normande et Claude de nous accompagner. L’expédition a lieu la nuit. Les mois de mai et juin sont idéaux mais il n’y a bien sûr aucune garantie de voir les tortues. Il faut se rendre à Levera Point, sur une plage à l’extrême NE de l’île, à 2 heures de route. C’est paraît-il l’un des 3 endroits des Caraïbes où viennent pondre les tortues luth. On emmène sandwiches et équipements pour passer la nuit sur la plage. Il fait nuit déjà quand nous arrivons. Cameron, notre guide, nous attend. Trois jeunes filles sont là aussi, et un jeune garçon, déjà aux aguets avec tout leur matériel de monitoring. Ils sont tous bénévoles et passionnés, membres d’une association anglaise de protection des tortues de mer. Ils viennent chaque nuit pendant la période de ponte et d’éclosion, pour observer, mesurer, baguer, répertorier, protéger les œufs et aussi éduquer les populations locales à la sauvegarde des espèces menacées. Les œufs sont ici particulièrement appréciés. Or les tortues luth font partie des espèces en danger. Elles existent depuis plus de 165 millions d’années (elles ont survécu aux dinosaures) mais atteignent aujourd’hui un seuil critique. Les scientifiques estiment que en 15 ans, le nombre annuel de nids est passé de 120.000 à 25.000. Et un seul individu sur 2.500 naissances arrive à l’âge adulte, soit environ 20 ans.
Nous nous installons sur la plage et nous écoutons les recommandations et les enseignements de nos guides. Nous avons pour abri une vieille barque de pêche retournée. Nos guides s’affairent d’un bout à l’autre de la très longue plage. Ils sont reliés par téléphone portable. Nous admirons les étoiles en espérant avoir la chance de voir au moins une tortue. Vers 22H30 nous sommes informés qu’une tortue vient de sortir de l’eau, à plusieurs centaines de mètres. Nous ne serons autorisés à approcher que lorsque la tortue aura terminé de creuser son nid et qu’elle sera prête à pondre. Sinon nous risquerions de la déranger et elle retournerait alors tout simplement dans l’eau. L’excitation nous gagne. Ces animaux d’un autre âge fournissent un tel effort pour faire une si longue et difficile migration du Canada ou de Grande Bretagne. Nous avons hâte de les approcher. Enfin, le guide nous propose de nous mettre en route. Il nous a bien briefé et nous respecterons scrupuleusement les consignes. Lorsque nous arrivons, la tortue termine son nid. Nous nous agenouillons juste derrière elle. Elle est énorme ! On dirait une barque retournée. Elle mesure près de 2 mètres de long, sans compter la tête et les puissantes nageoires. Ces tortues peuvent peser de 800 à 900 kilos. Leur carapace est faite d’une sorte de cuir (d’où leur nom anglais « leather back turtles »), intégré à leur dos. Elles ne peuvent donc pas replier tête et pattes sous la carapace comme les tortues terrestres.
Seules les lampes frontales à lumière rouges sont autorisées. Et pas de photos au flash. Notre tortue ne semble pas percevoir note présence. Elle termine de creuser son nid avec ses nageoires postérieures, avec d’amples gestes lents et tranquilles. Ensuite commence la ponte. Environ cent œufs de la taille d’une balle de tennis. Une des guides a glissé doucement le bras sous une nageoire et fait glisser un à un les œufs dans le creux de sa main pour les compter avant de les laisser tomber au fond du nid. Nous nous tenons accroupis ou couchés juste derrière la tortue, à la toucher. Nous avons le souffle coupé. Lorsqu’elle a fini de pondre, elle rebouche son nid, toujours avec ses nageoires postérieures. Il faut s’écarter un peu pour ne pas ramasser un coup de nageoire. Ensuite elle tasse le nid consciencieusement, puis le camoufle en traînant son corps lourd tout autour pour effacer les traces et enfin se remet en route lentement, pesamment, vers la mer où elle disparaît. Le tout sans rien voir, sans rien sentir, rien qu’à l’instinct. Elle sera restée sur terre environ deux heures.
Sorry, nous n'avons aucune photo de qualité !

Pendant que la première terminait son travail de camouflage, une seconde tortue est sortie de l’eau. Elle commence son nid sur un terrain inadéquat, où il y a des cailloux et de la glaise qui l’empêchent de creuser. Cette même tortue était déjà venue la veille (elle est baguée) et avait dû repartir bredouille car elle avait choisi un trou d’eau. Elle repart aujourd’hui encore vers la mer avec sa cargaison intacte. Elle reviendra peut-être avec la prochaine marée ou le prochain courant favorable.
L’équipe de nos guides prend un relevé précis de la position des nids pour pouvoir suivre d’ici environ 3 mois l’éclosion des œufs. Ils parachèvent aussi le travail de camouflage car si les tortues cachent l’emplacement de leur nid, elles ignorent que les traces de leur corps et de leurs nageoires restent visibles pour l’homme et offrent un jeu de piste facile pour les amateurs d’omelettes fraîches.
Nous repartons vers notre « base » sur la plage où nous somnolons. Vers 1H30 une autre tortue sort de l’eau, tout près de nous cette fois. Nous aurons tout le loisir d’observer son lent et patient travail avec la lumière des étoiles. La nature fut merveilleuse cette nuit-là.

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